Rémi BENOS
Maître de conférences en géographie, Chercheur au laboratoire GEODE et au CNRS, Institut national universitaire Champollion d’Albi
Fabrice ESCAFFRE
Professeur des universités en aménagement de l’espace et urbanisme, Membre du LISST-CIEU, Université Toulouse - Jean Jaurès
Anne PERE
Architecte-urbaniste, Maître de conférences en ville et territoires, Membre du LRA, ENSA Toulouse
François TAULELLE
Professeur de géographie, aménagement et urbanisme, Membre du LISST, Institut national universitaire Champollion d’Albi
Julien WEISBEIN
Maître de conférences en science politique, membre du LaSSP, Sciences-Po Toulouse.
La question de l’intégration des enjeux de décarbonation dans les pratiques des professionnels de l’urbanisme et de l’aménagement nous amène aussi à nous intéresser à la formation initiale de ces-derniers. Cette question est d’autant plus intéressante que les professionnels de demain seront issus de la « génération climat1 ». Environnement, nature, énergie, climat, transition écologique, la décarbonation est rarement nommée explicitement mais elle a bien toute sa place dans les contenus de formation et a même pris de l’ampleur ces dernières années. Si les étudiants peuvent être formés aux aspects techniques de la décarbonation, les établissements d’enseignement supérieur ont la volonté de proposer une approche réflexive et interdisciplinaire du sujet, d’amener les étudiants à s’émanciper du chiffre, des labels, des indicateurs… pour faire du projet, et ainsi repolitiser les questions de décarbonation. La question a été posée à des enseignants de licence et master des champs de l’urbanisme et de l’aménagement.
Julien Weisbein, coresponsable du parcours Transition écologique, risques, santé de Sciences Po Toulouse
La formation dont vous êtes responsable a-t-elle évolué au regard de la montée en puissance des enjeux de décarbonation ou, plus largement, des enjeux climatiques ?
Le parcours Transition écologique, risques, santé de Sciences Po Toulouse s’appelait précédemment Risques, science, environnement, santé. En prenant ce nouvel intitulé, le master a changé de philosophie, notamment par rapport au sujet de la décarbonation. Cette évolution s’est faite car les questions de transition et de climat sont devenues centrales dans nos contenus de formation alors qu’avant l’accent était mis sur les risques et l’incertitude. Le thème de la décarbonation est ainsi intégré en étant adossé aux enjeux climatiques.
Cette évolution s’est aussi faite dans un contexte où Sciences Po Toulouse est devenu signataire de l’accord de Grenoble, qui est un document structurant à travers lequel les établissements d’enseignement supérieur et de recherche s’engagent sur les enjeux de transition socio-écologique. L’application de ces mesures à Sciences Po Toulouse s’est notamment traduite par la création d’un Comité de la transition écologique, la définition d’un tronc commun à tous les étudiants sur la question de la transition écologique, ou encore la réalisation du bilan carbone de Sciences Po Toulouse et de ses laboratoires de recherche. Ces contenus et ces actions sont aussi plébiscités par la génération d’étudiants actuels qu’on appelle la « génération climat ». Nous avons dans nos classes des étudiants « éco-anxieux », voire « éco-furieux », qui ont le sentiment qu’il est de leur devoir de changer le monde. Cette posture existentielle reflète leur quête de sens à laquelle nous essayons de répondre à travers nos enseignements.
Quels sont les objectifs poursuivis dans la formation des étudiants autour de ces enjeux de décarbonation ?
Le sujet de la décarbonation implique une technicisation des contenus. Nous apprenons ainsi à nos étudiants à réaliser des bilans carbone, ils sont aussi obligatoirement formés à l’animation d’ateliers 2 tonnes et fresque du climat.
Pour autant, nous ne souhaitons pas fabriquer des « techniciens de la décarbonation » mais apporter à nos étudiants une dimension académique, réflexive et politique sur le sujet, en abordant notamment les thèmes de la justice environnementale ou du greenwashing. Il est véritablement important de développer l’esprit critique des étudiants, de conserver une approche politique du sujet, de le repolitiser même. Les compétences techniques acquises par nos étudiants doivent leur servir à comprendre le sujet de la décarbonation sans se laisser enfermer par la technique.
François Taulelle, professeur de géographie, aménagement et urbanisme, coresponsable du master Ville et environnements urbains et
Rémi Bénos, maître de conférences en géographie, responsable de la filière Géographie et aménagement de l’Institut national universitaire (INU) Champollion d’Albi.
Les formations dont vous êtes responsables ont-elles évolué au regard de la montée en puissance des enjeux de décarbonation ou, plus largement, des enjeux climatiques ?
La filière de géographie-aménagement de l’INU Champollion a intégré très tôt les questions liées au changement climatique. Le master Gestion sociale de l’environnement (aujourd’hui Gestion de l’environnement) était dans les années 2000 l’un des tous premiers en France à se consacrer aux enjeux environnementaux et sociétaux. Depuis, nous avons renforcé les équipes d’enseignants-chercheurs en géographie de l’environnement et les contenus de formation intègrent désormais la problématique climatique en géopolitique, en urbanisme ou encore dans l’innovation numérique.
La décarbonation est abordée à travers les grandes entrées thématiques que sont le climat et l’environnement avec des enseignements intitulés « anthropocène en débats », « climatologie et milieux » ou encore « crise globale, alternatives locales ». Les enseignements de climatologie et milieux proposent par exemple d’approfondir l’analyse des mécanismes climatiques pour comprendre le rôle des gaz à effet de serre dans les changements en cours, complétés par la géomorphologie et la biogéographie. Ceux intitulés « crise globale, alternatives locales » proposent pour leur part une approche historique, sociale et politique de la gouvernance climatique à différentes échelles. Ces enseignements ont pour objectif d’analyser les nouveaux référentiels d’action publique en matière de décarbonation et de désartificialisation entre autres. Les COP et les marchés carbone y sont aussi analysés à travers une géohistoire critique de la transition écologique. Les alternatives énergétiques y sont par ailleurs passées au crible de leur rapport aux ressources fossiles et de leur contribution à la décarbonation.
Le master de socio-géographie Villes et environnements urbains aborde les questions climatiques avec l’intervention d’experts extérieurs (Météo-France, AUAT). Nous y animons par ailleurs un séminaire sur les transitions où nous proposons aux étudiants de confronter les différentes façons d’envisager les pratiques et les changements sociaux au regard des données scientifiques récentes, des essais d’écologie politique marquants et d’expérimentations existantes et contemporaines. Les ateliers et commandes professionnelles auxquelles répondent les masters sont aussi souvent consacrés aux problématiques climatiques et de transition écologique. Nous avons par exemple réalisé pour le compte de la DDT et de la préfecture du Tarn une analyse de l’étalement urbain dans plusieurs communes, pour proposer des solutions de formes urbaines « ramassées » mêlant qualité des réalisations, espaces publics, proximité des bourgs… Ce travail a été présenté à l’occasion d’une rencontre organisée par la DDT sur la sobriété foncière et le ZAN.
Quels sont les objectifs poursuivis dans la formation des étudiants autour de ces enjeux de décarbonation ?
Comme nous sommes en sciences humaines, l’objectif principal est à la fois de livrer aux étudiants une culture générale sur ces sujets pour qu’ils comprennent les différents débats et enjeux de la transition, mais aussi de les former à agir sur les territoires aux côtés des acteurs locaux. Il s’agit donc de mettre autant que possible les étudiants en situation professionnelle à travers des analyses d’études de cas concrets, des ateliers, des rencontres avec des professionnels et des visites de terrain. Cela permet aux étudiants de disposer d’une bonne culture sur le sujet pour les outiller en tant que futurs professionnels.
Anne Péré, maître de conférences émérite de l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Toulouse
Les formations de l’ENSA Toulouse ont-elles évolué au regard de la montée en puissance des enjeux de décarbonation ou, plus largement, des enjeux climatiques ?
Depuis longtemps, l’école a considéré la question environnementale comme un des piliers pour l’enseignement et la recherche, avec notamment des travaux sur le bioclimatisme, les îlots de chaleur et les matériaux locaux. Cette question est aujourd’hui abordée de manière transversale et le sujet est désormais incontournable. Il n’y a pas d’enseignement intitulé « décarbonation », mais la question est abordée à travers différents prismes (matériaux, analyse du cycle de vie des projets et des matériaux de construction, réhabilitation, recyclage…) et sous divers formats (cours, workshops, conférences, activités de recherche).
C’est le cas, par exemple, d’un enseignement sur le calcul de l’empreinte carbone des bâtiments ou encore de la mise en place de la chaire Ressources, transition, innovations qui s’intéresse à l’usage des matériaux géo-biosourcés dans la construction. Dès la première année, un cours intensif croise sciences humaines, sociales et techniques avec des acteurs des filières de matériaux et des équipes de concepteurs. En master, la réhabilitation est devenue un enjeu majeur avec une montée en puissance dans les ateliers de projets, donnant aussi une valeur éthique à l’acte d’intervention sur l’existant. Les travaux aux échelles urbaines et territoriales mettent également l’accent sur les enjeux de sobriété et de prise en compte du vivant, cherchant à ne pas impacter et à composer avec les sols et les milieux.
Le sujet de la décarbonation renforce par ailleurs les croisements interdisciplinaires, au sein des disciplines enseignées à l’École comme avec les autres formations de l’aménagement et de l’environnement de l’université de Toulouse. La décarbonation s’insère ainsi dans une démarche d’évolution des pratiques d’enseignement.
Quels sont les objectifs poursuivis dans la formation des étudiants autour de ces enjeux de décarbonation ?
Les étudiants en architecture sont conscients que le secteur du bâtiment est un des plus gros émetteurs de carbone. Ils savent aussi que les projets urbains peuvent avoir des impacts importants sur les îlots de chaleur, la préservation des espaces naturels. Ils se sentent donc investis d’une responsabilité, à la fois technique, culturelle et sociétale qui est intégrée et débattue à l’ENSA.
La démarche de conception est au cœur de la formation des architectes. L’objectif est à la fois de leur proposer les connaissances, les outils et les démarches qui leur permettent d’intégrer ces contraintes, tout en élaborant des propositions. La décarbonation ne doit pas être un sujet technique, nouvel empilement de contraintes, mais s’intégrer dans une vision globale du projet d’architecture et d’aménagement. Les projets écoresponsables se doivent ainsi d’être beaux, durables et agréables à vivre, ce qui implique d’enseigner aux étudiants à intégrer la complexité environnementale et à amplifier la qualité architecturale. L’étudiant doit être conscient des savoirs des différents partenaires d’un projet, nécessitant de plus en plus d’expertises, comme de la nécessité des démarches partenariales. La responsabilité est aussi collective.
La chaire partenariale Ressources, transition, innovations de l’ENSA Toulouse : de l’usage des matériaux géo-biosourcés en Midi-Pyrénées
La chaire partenariale Ressources, transition, innovations de l’ENSA Toulouse a été créée en 2021. L’intitulé a été choisi en lien avec la nécessité impérative de construire bas carbone, impliquant un changement de paradigme dans l’acte de concevoir et de mener un projet d’architecture.
Ainsi, au cours du 20e siècle et avec l’avènement de la mondialisation, une approche déterritorialisée de la construction s’est développée, considérant qu’il suffisait de se « servir dans le supermarché mondial des matériaux ». Aujourd’hui, l’urgence de la transition écologique conduit à reconsidérer le potentiel de ressources locales de nos territoires et à reconnaître leur légitimité historique et géographique.
La chaire s’appuie sur un large partenariat avec des acteurs publics, industriels et universitaires d’Occitanie. Elle initie et partage des savoirs et des actions dans le cadre de tables rondes, d’expositions, de conférences et d’ateliers de projets au sein de l’ENSA Toulouse ou en dehors lors de journées in situ. La filière bois est notamment au cœur des sujets étudiés.
Un atelier sur la conception de nouvelles architectures agricoles en bois d’origine locale a ainsi été proposé en 2023 aux étudiants en master, avec l’idée de valoriser les ressources forestières in situ. Intitulé « grande portée / petits bois », cet atelier été organisé en partenariat avec le PNR de l’Ariège, la chambre d’agriculture de l’Ariège, et le bureau d’études Etic Bois.
Une recherche-action appelée Cameleon a été menée la même année avec les entreprises L’Âge du bois, Couserans Construction et Ecozimut pour développer des solutions constructives locales intégrant le bois et la terre crue, en réponse à un appel à projets bas carbone financé par l’ADEME et le plan France 2030.
Enfin, la chaire organise en octobre 2024 un colloque intitulé « Du vernaculaire au contemporain, vers une architecture bas carbone » qui abordera, au-delà du caractère renouvelable et réutilisable des matériaux bio et géosourcés, les mutations engendrées dans les manières de concevoir et d’agir.
Fabrice Escaffre, directeur du département Géographie, aménagement, environnement et coresponsable du parcours Villes, habitat et transition écologique (VIHATE) de l’université Toulouse-II-Jean-Jaurès
La formation dont vous êtes responsable a-t-elle évolué au regard de la montée en puissance des enjeux de décarbonation ou, plus largement, des enjeux climatiques ?
Le parcours VIHATE existe depuis les années 1990 sous différents intitulés, tous tournés autour des questions d’habitat et donc souvent de réhabilitation du parc existant. L’orientation des contenus de notre formation a évolué dans le temps en intégrant progressivement davantage les enjeux de décarbonation. Les intitulés de nos cours ne font pas pour autant explicitement référence à la décarbonation, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’enseignement spécifique sur le sujet. La question est en fait transversale à tous nos enseignements. On la retrouve à travers les notions de renouvellement, de rénovation urbaine, de densification, de réhabilitation, de réutilisation de matériaux… Ces sujets ont pris une place de plus en plus importante depuis 5 ans.
Nos enseignements proposent une approche urbaine de la décarbonation plutôt qu’une approche technique. Tout cela s’inscrit dans une vision transversale des transitions. Nous faisons pour cela appel à des intervenants professionnels et développons aussi des temps interformations avec l’ENSA, l’INSA et Sciences Po par exemple. Il s’agit aussi pour nous de mettre en tension la décarbonation avec d’autres sujets, notamment les sujets sociaux.
Quels sont les objectifs poursuivis dans la formation des étudiants autour de ces enjeux de décarbonation ?
Historiquement, les diplômés du master VIHATE s’orientent principalement vers les métiers de la réhabilitation du parc de logements existant. On observe depuis quelque temps des évolutions dans les trajectoires de nos étudiants avec des parcours plus hybrides. Par exemple, une première partie de parcours universitaire faite en sciences dures puis un complément en analyse territoriale et politiques publiques auprès du master VIHATE. Les étudiants viennent notamment chercher plus d’interdisciplinarité, des approches systémiques. Nous leur apprenons à intégrer les enjeux de décarbonation et climatiques dans les politiques publiques et dans les stratégies territoriales. L’ambition est aussi de leur permettre de s’émanciper des indicateurs et de la planification chiffrée pour aller vers de l’urbanisme de projet.
Propos recueillis par Geneviève Bretagne, responsable du pôle Transition écologique à l’AUAT et Morgane Perset, Rédactrice en cheffe de BelvedeR.
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